Selfridge, ce nom ne vous peut-être rien. Pourtant, cet Américain venu au Royaume-Uni pour y découvrir les magasins fut déçu par le service rendu. Au point qu'il décida de révolutionner le grand magasin à l’anglaise… et cela dure depuis 1909.
« L’Angleterre, une nation de commerçants », disait Adam Smith en 1776. Pourtant, quand Harry Gordon Selfridge arrive à Londres au début du XXe Siècle avec l’idée d’ouvrir un magasin, il est surpris par le manque d’empathie des commerçants. Voulant visiter un commerce pour se renseigner, il se fait renvoyer par l’inspecteur (shopwalker) qui lui reproche de ne rien acheter. Selfridge qui vient de démissionner de son poste de directeur associé du grand magasin Marshall Field à Chicago souhaite pourtant s’installer en Angleterre.
La visite des commerces de Londres le renforce dans son choix. Certes, il existe déjà deux grands magasins importants : Whiteleys le pionnier en place depuis 1872 et Harrods qui a ouvert en 1905. Mais selon Selfridge, la ville offre suffisamment de potentiel pour créer son propre emporium. En outre, il estime que les magasins londoniens sont peu efficaces, inesthétiques et trop peu orientés vers la demande. Selfridge a compris avant l’heure ce qu’est l’attitude marketing : offrir au client ce qu’il désire plutôt que de chercher à lui vendre ce que l’on a dans ses tiroirs à l’instar des commerçants anglais.
Le grand magasin est un lieu social
Quelques années auparavant, alors qu’il est employé chez Marshall Field, H. G. Selfridge est envoyé à l’étranger pour trouver de nouvelles idées. Il visite le Bon Marché à Paris. Il est impressionné par l’architecture du magasin et par les méthodes de son créateur Aristide Boucicaut : l’entrée libre, les prix affichés, le règlement au comptant… Ces principes vont inspirer les siens lorsqu’il va ouvrir son propre magasin. Les principes de H. G. Selfridge peuvent être formulés de la façon suivante :
Entrée libre, prix fixes et affichés, règlement au comptant
S’adresser à une clientèle large
Le magasin ne se limite pas à la vente : il est un « centre social qui permet au public de se rencontrer.
Le client doit être au centre des préoccupations : « Le client a toujours raison »
Offrir de nombreux services : livraison, reprise des articles, restaurant, salle de repos…
Utilisation de la presse quotidienne pour faire venir le client
Utilisation des vitrines pour donner envie d’entrer dans le magasin
Organisation d’événements dans le magasin pour attirer et distraire les clients
Théâtralisation du magasin : architecture, décoration pour faire rêver le client et lui donner du plaisir.
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Selfridge a aussi sa propre philosophie. Il est persuadé que l’activité d’un grand magasin ne doit pas être limitée à la vente. Il doit devenir un centre social c’est-à-dire un lieu où les clients (en particulier les femmes) peuvent se rencontrer, se montrer et s’amuser. Il faut se rappeler que pendant la période victorienne, les femmes étaient confinées dans leur univers familial. L’arrivée des grands magasins va représenter pour elles l’opportunité de s’ouvrir sur l’extérieur. En effet, on y trouve des espaces conviviaux : salle de repos, salle de lecture, restaurant… ainsi que de nombreuses animations et spectacles pour se divertir.
Les vitrines, un moyen de communication
Selfridge prévoit d’ouvrir son grand magasin dans la plus grande rue commerçante de Londres : Oxford Street. Les débuts de la construction ne se font pas sans heurts, car ses concurrents sont hostiles, ses financeurs l’abandonnent… Finalement, le magasin sort de terre. La façade est imposante avec des colonnes monumentales. Il comporte huit étages, soit 24 mètres de haut, avec neuf ascenseurs et 100 rayons. En fait, chaque rayon, comme les vêtements, chaussures, accessoires de mode… constitue un magasin à part entière.
En outre, Selfridge’s dispose d’un atout important : la façade du magasin est ornée de magnifiques vitrines qui vont constituer le premier moyen de communication du magasin. C’est lors de l’exposition universelle de Londres en 1851 que l’on voit apparaître pour la première fois des verres plats d’aussi grande dimension. Ces verres vont permettre de réaliser de grandes vitrines qui auront un fort impact sur le public. Harry G. Selfridge qui dispose d’une expérience importante dans ce domaine décide de mettre l’accent sur ce médium. Il fait venir de Chicago son ancien étalagiste et l’intègre dans l’équipe de direction. L’étalagiste encadre les chefs de rayons qui réalisent chacun leur propre vitrine. Cette dernière joue un rôle primordial pour attirer le client vers le magasin.
De la qualité de la vitrine dépendra l’entrée dans le magasin. Le magasin Selfridge’s dispose de 22 immenses vitrines éclairées au gaz jusqu’à minuit et pouvant être ensuite fermées par un rideau. Chaque vitrine est une création originale comme celle réalisée avec un assortiment de huit mille éponges. La veille de l’inauguration du magasin, afin d’entretenir le suspense, les vitrines sont éclairées et recouvertes de grands rideaux de soie comme au théâtre. Des ombres apparaissent dans la nuit comme si une pièce était en cours de répétition. Le 15 mars 1909, à 9 heures précises, les rideaux sont levés au son des clairons et des mannequins apparaissent dans les vitrines avec au fond des décors peints.

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Des relations soignées avec la presse
La réussite d’un magasin qui offre des prix bas et donc de faibles marges comme le fait Selfridge, repose sur un renouvellement constant des produits et de la clientèle. A cette époque où tout le monde lit les journaux, la presse est un média particulièrement efficace pour attirer de nouveaux clients. Comme le dit A. Galluzzo :
« c’est l’alliance avec le monde de la presse qui procure aux marchands un puissant moyen de s’installer dans les consciences ».
La plupart des magasins utilisent la publicité rédactionnelle avec des illustrations. Selfridge, qui est conscient de l’importance de la presse, noue avec elle des partenariats commerciaux. Il met aussi gracieusement une salle de presse à la disposition des journalistes.
Pour la campagne d’ouverture du magasin en 2009, il fait réaliser par les meilleurs artistes 38 dessins qui sont diffusés dans 18 journaux nationaux. L’un d’entre eux montre une déesse, Lady London, recevant la maquette du magasin entre ses mains. Cette campagne publicitaire a un impact considérable avec plus d’un million de visiteurs la semaine d’ouverture. Le magasin sert aussi de cadre à des événements médiatiques afin de maintenir le flux de clientèle. C’est ainsi que peu après l’inauguration du magasin, l’exposition de l’avion avec lequel Louis Blériot a traversé la Manche attire un grand nombre de visiteurs.
Shopping et shoplifting
La réussite du magasin Selfridge’s repose sur le shopping, soit la possibilité de circuler dans le magasin pour regarder les produits sans forcément acheter. Cette activité va devenir un véritable loisir pour les femmes et le grand magasin un espace où elles pourront déambuler en toute liberté. Selfridge’s accueille surtout des femmes de la classe moyenne, les bourgeoises. Celles-ci sont en quête de produits de luxe bon marché. Ce sont des produits fortement identitaires qui leur permettent d’obtenir la reconnaissance de la société. On parle à ce propos d’effet de Veblen : chaque classe sociale essaye d’imiter la classe qui lui est supérieure. Le ressort du shopping n’est pas le besoin mais le désir, ce qui n’est pas sans conséquences.
En effet, le libre-service et le libre toucher vont favoriser la tentation et entraîner chez certaines femmes une véritable addiction à la consommation qui va les pousser au vol (shoplifting). Ce phénomène, qui touche même certaines femmes riches (les kleptomanes), va prendre de plus en plus d’ampleur avec l’essor des grands magasins. Selfridge, malgré sa volonté d’afficher une image sociale, va se résoudre à embaucher des inspecteurs pour surveiller le magasin. En revanche, il profite de ses bonnes relations avec la presse pour obtenir que son nom ne soit pas cité en cas de vol, ce afin de ne pas nuire à son image.
La création du magasin est un pari réussi pour H. G. Selfridge. Cependant, ce succès ne doit pas occulter l’aspect social. Même si de nombreux emplois sont créés, le statut des vendeuses est précaire : horaires importants, faibles salaires, soumission à l’autorité…