Quelques heures à peine avant la publication de l’énoncé économique de l’automne du gouvernement fédéral, Chrystia Freeland, vice-première ministre et ministre des Finances, a provoqué un choc à Ottawa en annonçant sa démission du cabinet.
La lettre de démission de Chrystia Freeland est pour le moins cinglante si on tient compte des us et coutumes politiques au Canada. Elle s’y moque des « astuces politiques coûteuses » sur lesquelles Justin Trudeau s’appuie de plus en plus pour rendre possible la réélection du parti libéral l’année prochaine, dans une référence sans équivoque au congé de taxe sur les produits et services (TPS).
Sa démission survient quelques semaines après des informations faisant état de dissensions internes et d’un remaniement ministériel imminent. Une série de fuites provenant tant du ministère des Finances que du cabinet du premier ministre indiquait qu’une confrontation se profilait à l’horizon.
Toutefois, peu de gens s’attendaient à un geste aussi spectaculaire. Le ton et le moment de l’annonce du départ de Freeland paraissent avoir été conçus délibérément et avec soin pour provoquer le plus de chaos et de discorde possible au sein du gouvernement. Il semble qu’il ne s’agisse pas tant d’une déclaration sur l’avenir de Chrystia Freeland que d’une tentative de déloger un premier ministre en exercice.
Conséquences immédiates
Au moment où nous écrivons ces lignes, les conséquences de ce geste sont aussi immédiates que multiples, car Justin Trudeau subit de plus en plus de pression pour démissionner. Combien de députés libéraux se joindront à ceux qui réclament son départ ? Le Parlement va-t-il demander un vote de confiance ou une prorogation ? Pour finir, Trudeau peut-il consolider ou renforcer sa position pendant les vacances, ou devra-t-il tirer sa révérence ?
Chrystia Freeland n’est pas la première ministre à quitter le cabinet Trudeau. Il est tout à fait normal que les ministres cherchent à saisir des occasions qui semblent plus prometteuses que de se retrouver dans l’opposition lorsque les chances électorales de leur parti déclinent sérieusement.
Le départ de Freeland fait cependant plus de tort que les autres. En plus d’être l’une des recrues les plus remarquables du nouveau chef du Parti libéral en 2013, elle est devenue rapidement l’une des membres les plus éminentes de son gouvernement.

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Femme à tout faire du cabinet, elle a accepté une suite de portefeuilles exigeants. Les conservateurs ne manqueront pas de souligner que sa démission succède à une série de départs de femmes ministres dont les relations avec Justin Trudeau, qui aime rappeler son attachement aux principes féministes, s’étaient détériorées.
Que s’est-il passé ?
Les principales raisons de la rupture entre Freeland et Trudeau sont probablement nombreuses, complexes et conflictuelles. Mais des informations récentes — ainsi que la lettre de démission de la ministre — laissent entendre qu’ils avaient depuis longtemps des désaccords sur l’orientation budgétaire du gouvernement, notamment sur la dette importante qui continue de croître.
Mais le style de l’annonce de Chrystia Freeland montre clairement qu’il ne s’agit pas seulement d’un enjeu politique.
Elle a choisi expressément de ne pas adopter la tactique plus conventionnelle et diplomatique qui aurait consisté à démissionner discrètement — en invoquant la nécessité de passer plus de temps avec sa famille — après la publication de l’énoncé économique de l’automne. Sa décision de se représenter comme députée montre également qu’elle a des ambitions au sein du parti libéral, mais pas avec Trudeau à sa tête.
La dernière année a été catastrophique pour les libéraux. Le gouvernement s’est efforcé, sans succès, de changer la perception de l’électorat voulant qu’il n’ait que peu de chances de remporter une nouvelle élection.
Une grande partie de la population semble avoir conclu que le parti — avec un gouvernement au pouvoir depuis neuf ans et un chef impopulaire — est voué à perdre les élections fédérales de 2025. La couverture médiatique de la politique canadienne s’apparente désormais à une longue veillée funèbre, les observateurs restant au chevet d’un patient qui refuse d’admettre que son heure est venue.
À l’exception d’un vote de défiance du Parlement ou d’une intervention sans précédent de la gouverneure générale, la seule personne qui puisse destituer directement Justin Trudeau est Justin Trudeau lui-même. Au Canada, à la différence de ce qui se passe dans d’autres démocraties modernes, les premiers ministres sont généralement à l’abri des menaces internes.
Par le passé, les rivaux au sein d’un gouvernement ont eu recours à différentes tactiques subtiles et de longues haleines pour forcer le départ d’un premier ministre, notamment en recrutant des personnes qui leur sont fidèles au sein du parti ou en se livrant à des actes de sabotage, de manière à rendre plus difficile la tâche du chef.
Le succès de ces tactiques dépend toutefois de la volonté du premier ministre de se battre. La lutte interne du ministre des Finances Paul Martin contre Jean Chrétien, par exemple, a duré plusieurs années et a finalement abouti au départ de ce dernier après 10 ans à la tête du pays.
Une tempête de neige ?
Alors que des partis fonctionnant dans d’autres systèmes parlementaires ont mis en place des mécanismes de contrôle de leurs chefs, notamment des votes de caucus faciles à organiser, le seul moment où le poste de dirigeant du parti libéral peut être officiellement soumis à un vote des membres est à la suite d’une défaite aux élections.Cette disposition est inscrite dans la constitution du parti.
C’est peut-être cette réalité, plus que ses récentes décisions ou ses succès, qui a permis à Justin Trudeau de se maintenir au pouvoir.
La démarche de Chrystia Freeland doit donc être considérée comme l’exemple le plus récent de tentatives de plus en plus spectaculaires, bien qu’indirectes, de la part de membres du gouvernement ou du parti pour rappeler le premier ministre à l’ordre.
Reste à savoir si la démission de la ministre des Finances suffira à permettre la réalisation de cet objectif. Peut-être que, comme ce fut le cas pour Trudeau père, le fils aurait besoin d’une tempête de neige pour affronter la réalité.