La politique ultralibérale et d’austérité drastique appliquée en Argentine depuis près d’un an offre un aperçu de ce que sera la future présidence Trump. En effet, le nouveau président ne cache pas son admiration pour son homologue argentin, Javier Milei, lui-même très proche d’Elon Musk. Le département pour « l’Efficacité gouvernementale » que ce dernier co-dirigera semble d’ailleurs déjà s’inspirer du modèle actuel argentin.
Depuis la doctrine Monroe énoncée en 1823, l’influence des États-Unis sur l’Amérique latine est une constante historique. Pourtant, les récents développements semblent renverser cette dynamique. En effet, Donald Trump a nommé Elon Musk et Vivek Ramaswamy à la tête d’un ministère spécialement créé, le Department of Government Efficiency (département de l’Efficacité gouvernementale, DOGE selon son acronyme anglais), chargé de réduire les réglementations, les dépenses et les effectifs au sein du gouvernement fédéral.
Cette décision pourrait signaler une inversion des influences sur le continent américain : les États-Unis s’inspireraient-ils désormais de l’Argentine de Javier Milei ? Ce dernier, depuis son élection en novembre 2023, applique un programme ultralibéral qui repose sur des coupes budgétaires drastiques dont la « tronçonneuse » qu’il brandit régulièrement est devenue un symbole.

L’hypothèse d’un renversement de perspective semble renforcée par les déclarations de la belle-fille de l’ex-futur président américain, Lara Trump, co-présidente sortante du Parti républicain, lors de la Conservative Political Action Conference, une réunion annuelle des courants conservateurs étatsuniens dont la dernière édition s’est tenue à Buenos Aires : « L’Argentine montre au monde qu’il est possible de réduire les réglementations, de licencier les bureaucrates et de rétablir une monnaie saine », a-t-elle déclaré.
La « Ley Bases » de Javier Milei
Adoptée en juin 2024, la Loi des bases et points de départ pour la liberté des Argentins (ou « Ley Bases ») constitue le pivot de la réforme de Javier Milei pour l’Argentine.
Initialement composée de 667 articles, cette loi omnibus a été réduite à 238 articles, notamment pour apaiser les critiques de certains alliés politiques. Milei n’a que 38 députés sur les 257 que compte le Parlement et s’appuie sur une coalition à géométrie variable composée de factions conservatrices du PRO, le parti libéral de l’ancien président Mauricio Macri (2015-2019), de quelques élus indépendants et d’alliés ponctuels de l’Union civique radicale (UCR, gauche). Connus comme les « radicaux avec Perruque » (Perruque étant un autre surnom de Milei), les cinq soutiens du président argentin au sein de l’UCR veulent non seulement se distancer du péronisme mais aussi trouver des quotas de pouvoir au sein d’un Parlement (et d'un parti) très divisé.
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La « Ley Bases » établit des mécanismes visant à simplifier le cadre administratif, à transférer des fonctions étatiques vers le secteur privé et à encadrer la vente des actifs publics en vue de maximiser les recettes budgétaires. Tandis que son Titre I déclare « l’urgence publique en matière administrative, économique financière et énergétique » pendant un an, le Titre II applique « la tronçonneuse » à la structure de l’État. Cette loi confère au président des « superpouvoirs » qui lui permettent de remodeler l’État sans nécessiter au préalable d’approbation parlementaire .
Cette réorganisation de l’appareil étatique touche directement plusieurs ministères et agences publiques. Le nombre de ministères a été réduit de 18 lors du dernier gouvernement d’Alberto Fernandez à huit actuellement. Et selon le décret d’application, une trentaine d’agences fédérales ont également été dissoutes. Des entreprises publiques liées aux secteurs de l’énergie et des transports sont en cours d’être concédées (gestion déléguée avec propriété publique) ou vendues (transfert définitif de propriété).
Ces mesures pourraient entraîner la suppression d’environ 15 à 20 % des postes dans la fonction publique nationale, qui est actuellement soumise à un processus d’évaluation des compétences. Les syndicats dénoncent un « démantèlement » de l’État argentin qui laissera des milliers de fonctionnaires sans emploi et risque d’aggraver les inégalités sociales.
Bilan économique, un an après
En octobre 2024, l’économie argentine affiche des résultats contrastés qui témoignent d’une transformation rapide mais brutale. En un an, le président Milei a réussi à réduire les dépenses publiques de 28 % et à diviser par deux la dette extérieure. L’inflation annuelle a chuté à 63,8 %, une baisse spectaculaire par rapport au sommet de 124 % atteint en 2023, qui se manifeste tout spécialement dans les prix des produits alimentaires.
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Les mesures appliquées par Milei ont suscité un regain de confiance des investisseurs, illustré par un afflux de capitaux étrangers estimé à 5,6 milliards de dollars sur les neuf premiers mois de l’année, d’après le Trésor argentin. L’agence de notation financière américaine Fitch Ratings a relevé la note de crédit du pays de CC à CCC, ce qui souligne une meilleure gestion de la dette externe, bien que celle-ci demeure élevée (78,4 % du PIB national). Le FMI a révisé les conditions d’emprunt de l’Argentine, pronostiquant une croissance de 5 % en 2025. En parallèle, le déficit budgétaire primaire est passé de 3,5 % du PIB en 2023 à 1,8 %, ce que Milei attribue aux coupes dans les dépenses sociales et aux recettes extraordinaires issues de la privatisation de l’économie, bien que ces dernières aient été critiquées pour leur manque de transparence.
Malgré ces progrès, l’activité économique reste en recul. Le PIB a enregistré une contraction de 3,5 % au premier semestre. La consommation des ménages a chuté de 9,8 % par rapport à l’année précédente, principalement en raison de la suppression des subventions à l’énergie et aux transports qui ont entraîné une augmentation moyenne des tarifs de 190 % sur douze mois. Le chômage, également en hausse, atteint désormais 10,2 %, soit une augmentation de 2,1 points, en un an, aggravée par la suppression d’environ 250 000 emplois publics.
Pourtant, le gouvernement argentin a déjà exprimé sa volonté de prolonger sa politique de la tronçonneuse en 2025.
Des relations au beau fixe entre Milei, Trump et Musk
Lors du vote de la « Ley Bases » au Sénat, qui avait été accompagné de manifestations de protestation massives dans les rues de Buenos Aires, Elon Musk avait publiquement exprimé son soutien aux réformes radicales de Javier Milei. Ce dernier, en raison de son style flamboyant et de ses ambitions libertariennes, est d’ailleurs surnommé « le Trump de la Pampa » dans la presse française.
Signe qui ne trompe pas, le président argentin a été le premier dirigeant étranger reçu par Donald Trump après sa réélection, dans sa résidence de Mar-a-Lago. Milei a alors proclamé qu’il était « en train d’exporter le modèle de la tronçonneuse partout dans le monde », une déclaration à laquelle Trump a répondu : « Ce que tu fais pour l’Argentine est incroyable. »
Cette rencontre faisait suite à une réunion stratégique entre le dirigeant argentin et Marco Rubio, qui sera secrétaire d’État dans la prochaine administration Trump, ainsi que plusieurs échanges avec Elon Musk, lequel est devenu un conseiller économique informel de Milei.

Cependant, cette alliance affichée entre Buenos Aires et Washington laisse apparaître des zones de tensions. Tout d’abord, l’asymétrie évidente de leur relation. Celle-ci s’illustre particulièrement sur deux points : d’une part, les questions monétaires, avec une dépendance de l’Argentine au dollar américain et une politique économique souvent influencée par les institutions internationales dominées par les États-Unis, comme le FMI ; d’autre part, la dette argentine, où les États-Unis jouent un rôle clé via leur influence au sein des créanciers internationaux, laissant peu de marge de manœuvre à l’Argentine dans ses négociations. Enfin, les deux pays présentent des divergences profondes sur leurs approches économiques, les États-Unis étant de plus en plus protectionnistes tandis que l’Argentine souhaite attirer davantage d’investissements étrangers et tente de libéraliser son commerce.
Le DOGE, une « tronçonneuse » made in USA ?
La raison d’être du DOGE, dont Donald Trump a annoncé la création le 12 novembre dernier, consiste, nous l’avons dit, à éliminer toutes les dépenses jugées inutiles par ses responsables, Elon Musk et Vivek Ramaswamy - une ambition qui évoque les discours de Milei, ce que confirme Ramaswamy sur son compte X en reprenant le cri de ralliement du président argentin, « afuera ! » (« ça dégage » en espagnol) adressé à une « caste » politique que Ramaswamy critique aussi lorsqu’il vilipende une « bureaucratie non élue ».

Jusqu’au 4 juillet 2026, le DOGE va donc se concentrer sur l’identification et la résolution des inefficacités au sein du gouvernement étatsunien. La réduction du budget fédéral, envisagée jusqu’à un tiers, se ferait grâce à des mesures telles que la suppression de la moitié des emplois publics, la fermeture de nombreuses agences fédérales, la fin du télétravail et la vente des bâtiments inutilisés. Parmi les réformes annoncées figure également la suppression du département de l’Éducation, dont les responsabilités et financements devront être transférés aux États fédéraux.
Le libertarien Ron Paul, qui s’est vu proposer un poste au sein du DOGE par Elon Musk, a de son côté suggéré de mettre fin à toute aide aux pays étrangers qui, selon lui, ne servirait qu’à financer des leaders corrompus.
Certains médias ont déjà souligné que les coupes proposées pourraient avoir des retombées négatives pour certains soutiens politiques importants de Trump, notamment les grandes entreprises ; celles-ci étant les principales bénéficiaires des subventions étatiques dans les secteurs visés par ces réductions budgétaires. Des observateurs soulignent aussi qu’en exerçant de telles responsabilités, Musk et Ramaswamy se retrouveraient tous deux en proie à divers conflits d’intérêts, ce qu’illustre d’ailleurs l’acronyme choisi pour désigner leur structure, identique à celui d’une cryptomonnaie bien connue soutenue par Musk. De plus, dans un pays comme les États-Unis, envisager de réduire les principales dépenses, notamment celles consacrées à l’armée, semble difficile. Malgré sa majorité républicaine, le Congrès devra se prononcer sur certaines de ces coupes touchant des domaines électoralement sensibles tels que l’éducation, la santé et les agences gouvernementales – Musk et Ramaswamy ne seront pas les seuls arbitres de la réduction de l’État américain.
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En Argentine, Milei a su imposer une grande partie de ses réformes en négociant habilement avec les parties prenantes. De son côté, Trump pourra s’appuyer sur sa majorité dans les deux Chambres… La « tronçonneuse » fera-t-elle entendre son rugissement aux États-Unis à partir du 20 janvier 2025 ?